"De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout et là".
Charles Baudelaire.
Ce sont des tableaux devant lesquels il faut se tenir debout. Parce qu'ils sont légèrement plus grands que la taille humaine, mais accrochés en bas. Suffisamment bas pour que, dès lors que l'on s'en rapproche (devant de tels tableaux, le regardeur doit alterner regard de près et contemplation de loin), on éprouve une sensation de bascule. Absorption possible dans l'espace du tableau. Comme un vertige heureux au bord d'un gouffre accueillant.
Ce sont des tableaux qui obligent à se tenir debout. Parce qu'ils sont rectangulaires, fortement étirés en hauteur, et que tout - dimension et forme - fait écho au corps d'un homme debout. Parce que, enfin, ces tableaux-là sont des diptyques : la réunion en un même cadre qui semble faire ici office de cerclage de deux toiles de taille égale qui ont été conçues séparément. Deux rectangles étroits, verticaux, dont l'union inscrit, en creux, une ligne sur l'axe vertical médian de l'oeuvre. Ligne non peinte mais plus présente encore que toute trace de la main de l'artiste, dans ces toiles où, précisément, cette main-là semble n'avoir laissé aucune trace. Ligne qui sépare l'oeuvre en deux à l'endroit exact où se tient le regardeur : debout. Comme si, contre l'illusion d'une possible fusion de l'homme et de la toile, comme si, contre la tentation de se fondre, de se laisser couler dans l'espace pictural, l'artiste avait pris soin d'inscrire une instance de séparation, à l'endroit de ce possible saut. Ici, au coeur parfait de la couleur, il n'y a pas de peinture. Absence instaurée pour mieux rappeler que, de part et d'autre de cette faille, nous sommes dans le monde d'une autre réalité.
C'est cela aussi, une peinture qui oblige à se tenir debout, une oeuvre qui met le regardeur en situation de précarité absolue, entre tentation de la fusion et rappel à l'ordre de son impossibilité. Cette précarité, c'est ce à quoi nous confrontent les oeuvres récentes de Frédéric Benrath. L'artiste, on le sait, est un fou de peinture ancienne, et tout particulièrement, du romantisme allemand. Ses travaux, depuis le début, rendent des hommages explicites à Caspar David Friedrich, mais aussi aux poètes : Holderlin, Novalis.
Il est, de fait, un texte auquel les diptyques de ces dernières années font irrésistiblement songer, et qui mérite d'être cité un peu longuement. Il est de Heinrich von Kleist, et porte, ce qui n'a rien de fortuit, sur le Moine au bord de la mer, de Friedrich, une toile où l'aspiration à l'unité l'emporte sur la séparation des règnes :
"Quel enchantement de laisser le regard errer sur une étendue d'eau illimitée, dans une solitude infinie, au bord de la mer, sous un ciel ténébreux. Mais encore faut-il être allé là, et en revenir, alors qu'on voudrait passer de l'autre côté et que c'est impossible; et que l'on voudrait être dénué de tout ce qui aide à vivre, et pourtant entendre la voie de la vie dans le mugissement des vagues, dans le souffle du vent, dans la course des nuages, dans le cri solitaire des oiseaux. Il faut pour cela une exigence du coeur et le "préjudice", peut-on dire, que porte la nature ; Mais devant le tableau tout ceci est impossible, et tout ce que j'aurais dû trouver dans le tableau, je le trouvais entre le tableau et moi, c'est-à-dire une exigence imposée par mon coeur au tableau et le préjudice que celui-ci me portait. Et ainsi je devins un moine, le tableau devint une dune, mais la mer sur laquelle aurait dû errer mon regard nostalgique était complètement absente. (...) Le tableau, avec ses deux ou trois objets pleins de mystères, est une sorte d'Apocalypse ; (...) et, puisque dans sa monotonie et son infinité, il n'a pour premier plan que le cadre, on a l'impression en le regardant qu'on vous a coupé les paupières."
Tout est dit ici. Tout, c'est-à-dire cette dualité qui s'exprime dans l'image finale : les paupières coupées. Image parfaite de la situation de l'homme debout : pris entre le désir d'y aller (dans le tableau) et son impossibilité. C'et, chez Kleist, de la sensation d'avoir les paupières coupées, autrement dit d'avoir perdu cette ultime instance de séparation entre soi et le monde, que procède un texte qui va de la description au récit d'une errance. Mais c'est aussi la coupure, cette blessure infligée à l'oeil du regardeur qui est l'équivalent textuel de cette sorte d'incision que Benrath fait naître en rapprochant deux toiles, qui vient, en même temps, rappeler à celui-ci qu'il est au dehors. Et que son récit - son texte - n'existe que parce que la fusion n'a pas eu lieu : "encore faut-il être allé là, et en revenir...". Telle est la dualité du regardeur. C'est le désir de fusion qui mène à la peinture. C'est son impossible réalisation qui transforme le désir en regard.
Pour regarder un tableau de Benrath, pour que ce tableau existe en moi - qu'il y fasse image, qu'il puisse donner lieu à récit - il faut donc que je me tienne debout : dans cet état d'instabilité, d'équilibre sans cesse à retrouver de celui qui - tel un danseur de corde - lutte entre combat contre la pesanteur et tentation de la chute.
Kleist, disions-nous, écrit ce texte à propos du Moine au bord de la mer : peut-être le tableau de Friedrich où se manifeste de la façon la plus radicale sa conception organique d'un monde dans lequel l'unité prime sur la séparation. Dès lors, sans doute faut-il avoir en tête ce tableau et ce texte, qui sont le véritable arrière-pays mental de Frédéric Benrath, pour prendre la mesure et le sens du travail accompli depuis une dizaine d'années. En quelques années, en effet, le peintre est passé d'une forme de représentation d'un monde dualiste, organisé selon une bipolarisation élémentaire entre ciel et terre à une nouvelle forme de dichotomie, de nature spatiale, qu'il veut la plus tendue possible. Ciel et terre - mais on pourrait aussi bien écrire air et eau - sont à prendre comme les métaphores d'une dualité intérieure, d'une sensation intime que la condition de l'homme est de l'ordre du clivage, de la fracture interne, et non comme une façon d'indexer ce travail sur une réalité extérieure dont il offrirait la représentation. Car il ne s'est jamais agi de cela - comme l'appellation rapide et niveleuse de "nuagiste" a pu un moment le laisser entendre - mais d'une quête de vérité personnelle qui, parfois, a eu besoin de s'appuyer sur des visions de nature, moins par souci de figurer que par désir de comprendre quelles sensations naissaient, en lui, lors de telles rencontres.
Benrath, comme Kleist" sait que la vérité se joue dans un espace entre l'artiste et l'oeuvre : dans la capacité qu'auront ou non ces deux termes - tels deux pôles magnétiques - à faire surgir un accord, au sens plein, musical de ce terme, comme fruit de leur confrontation. Depuis quelques années, donc, il s'est mis, allant au bout de sa logique soustractive, à tenter de peindre un espace d'où tout geste, d'où toute trace de geste aurait disparu. Ce sont donc des oeuvres quasi monochromes qui sont apparues. Je dis "quasi" parce que à la séparation des règnes avait succédé une variation plus subtiles : jeu de lumière, ou de souffle, animant la surface et lui conférant tension ou expansion. Car, en renonçant au traitement de la toile en registres, en cherchant un absolu de la non forme, Benrath s'est affronté à une question aussi formelle que spirituelle (mais, chez lui, ce's deux ordres ne sauraient être pensés séparément) : comment faire pour que cela ne soit pas mou ? comment instaurer l'espace, c'est-à-dire créer un équilibre de forces qui luttent dans un combat sans vainqueur ni vaincu, sans plus avoir recours au vocabulaire classique des éléments, sans plus se servir des traces de la main de l'artiste comme autant de métaphores de l'énergie picturale ?
Les diptyques sont les réponses les plus actuelles à cette question (mais aussi, sans doute, les plus personnelles : celle où Benrath touche plus que jamais à sa vérité d'homme). Car ils allient, de façon harmonieuse, quête de l'unité et aveu de séparation. Chaque toile, rappelons-le, est travaillée pour elle-même, sans penser à celle avec qui elle sera un jour accolée. Peignant, il cherche donc l'unité, l'organicité d'un monde dont chaque fragment est partie d'un grand tout. Mais après la peinture vient l'assemblage qui procède de cette logique si particulière à cet artiste, selon laquelle l'addition de deux toiles crée un manque, une faille qui scinde l'espace coloré en deux. Manière de ne pas oublier que toute peinture, même celle où le travail de disparition du geste et de la couleur est poussé à son terme, reste un écran matériel, un objet physique qui nous sépare du monde au moment même où il tente de nous en rapprocher. Manière, aussi, de chercher un accord plus profond de l'homme et du monde : un accord qui naît non pas de l'union du même et du même, mais de la mise en résonance du même et de l'autre.
Pierre Wat