Présentation de l'exposition à la FIAC 1981, Galerie Daniel Gervis
La Terre, l'Ether, le Feu et l'Eau : quatre éléments pour faire un monde. Mais ce monde en est un qui reste ou devient fusionnel, dans l'émulsion constante de ses propres couleur, forces et pigments. Surchauffé comme la terre avant la création, ce monde bout. C 'est la mer quand l'esprit plane sur les infusoires et les acides aminés. Deltas lumineux.
C'est la galaxie juste après le Bing-Bang, la veille du premier jour, et, dans le grand sommeil des brumes, apparaissent ça et là des ombres de montagnes et des simulacres de forêts.
Romantisme sans fadeur d'un paysagiste sans paysage... Benrath ne peint ni le volcan ni le ciel ou les eaux mais "le fond, le tréfond, et l'abîme". Il se vide et fait le vide, contemple et donne à voir.
Dans ce dépouillement, gouffre clair qui est celui, peut-être de la Gelassenheit, le regard dilate son essence et ne choisit ni le clair ni l'obscur, ni la présence, ni l'absence. Neutre et dilaté comme une pupille sans paupières, il fait le vide en même temps qu'il colore - dans la lumière surexposée de sa propre ivresse.
A une oeuvre comme celle de Benrath, il faudrait tenter de répondre ou de correspondre de façon littéraire, latérale et indirecte : par un poème si je pouvais, ou bien, dans la prose et faute de mieux, par quelque chose comme un discours affinitif.
Certains artistes, musiciens du silence, travaillent sur l'intervalle et sur le vide. Dans le vide, s'inscrivent leurs images dans le fond sans images. Extase matérielle, leur expérience est en partie comparable à celle des contemplatifs. Comme ces peintre chinois qui signaient des pierres de rêve ou comme cette mystique allemande qui faisait de telles pierres, d'un ciel ou d'une couleur quelconque, l'occasion du rêve et la cause de la pensée, ces artistes-là, quand ils sont peintres, ce qui est rare, font de la couleur une métaphore de l'espace du dedans. Ils font de la lumière, c'est-à-dire de l'obscurcissement et de l'éclaircie, l'allégorie d'une expérience intérieure toute en extériorité retournée, je veux dire d'une expérience où s'expriment mutuellement l'intense et l'espace.
Très loin de la peinture et très loin de nous, pas si loin peut-être, un mystique de l'Islam, Al Hallâj, évoque les étapes d'une recherche dont les épiphanies ne sont pas sans suggérer, analogiquement, ce que j'imagine ou ressens devant les peintures, émulsions et impulsions, dans lesquelles apparaît aujourd'hui Benrath :
"C'est le recueillement, puis le silence, puis l'aphasie et la connaissance ; puis la découverte et la mise à nu. Et, c'est l'argile puis le feu ; puis la clarté et le froid ; puis l'ombre, puis le soleil. Et c'est la rocaille puis la plaine ; puis le désert et le fleuve ; puis la crue ; puis le dessèchement. Et c'est l'ivresse puis le désir, puis l'approche ; puis la jonction, puis la joie. Et l'étreinte, puis la détente ; puis la disparition et la séparation ; puis l'union, puis la calcination" (fragment traduit par Louis Massignon).
Que peuvent-ils encore nous dire ceux qui, de la sorte et sur le mode artistique pur, ont affaire, de l'angoisse à l'extase, dans l'excitation et la dépression, aux alternances des "hautes tonalités de l'âme" ? Intraduisible mais transmissible, leur passion correspond à des assombrissements et à des retours de lumière, à des jouissances au delà, puissances "en plus" qu'ils éprouvent et communiquent au delà de tout phantasme ou stéréotype - et comparable peut-être, dans le registre de l'immanence, à ces affects sans objet ou du moins sans objet présent que les mystiques, constamment, désignent comme sexuels et pourtant supérieurs à toute génitalité, comme quotidients mais supérieurs à toute quotidiennenté.
"Il n'y a pas de meilleure métaphore du désert que la vie quotidienne", disait l'un d'eux... J'ajouterai inversement qu'il n'y en a peut-être pas de meilleure que la peinture de Benrath. Mais ce désert-là est plus vivant que le quotidien désert imagé - désert extraordinaire, jardin pour les amoureux du vide.
Jean Noël Vuarnet, 1981