Alice Baxter, revue Jungle 1982

Alice Baxter

Extrait du texte "la Mémoire du Regard".
Revue Jungle n°6 sur la mémoire/l'amnésie, 1982.
 

 

Moires

- déserts - rumeurs - comme dans la nuit -
(notes sur la peinture de Frédéric Benrath)

"Celui-là seul est apte à la contemplation qui n'est esclave de rien".
Ruysbroeck

 

Désancré, délesté de tout point de repère, le regard vague d'éclair en éclair, d'ombre en ombre, furtivement. Rien ne balise plus son trajet, rien ne l'emprisonne dans cette peinture à la forme faillie, à la structure absente. "Si forme il y a, je ne la veux que fantomatique, aléatoire, que sa nécessité naisse de la nécessité du tout" (FB. Lettre à Alice Baxter). L'espace n'offre plus aucune prise au regard, et pourtant le prend tout entier, captivé, le regard, dans ce lieu de perdition... Le corps a perdu son axe, l'espace a perdu le nord, la vision son histoire... Peinture à la mémoire désintégrée. Face à elle, le corps lui-même s'atomise ou s'ensable, à son image sans image. "Notre mémoire est dehors, maintenant, répandue... brûlée" (1). Grains de pollen. Lieu originel sans origine, où l'on assiste dans le même temps à la formation et à la désintégration des éléments, à l'incessante construction-déconstruction de la peinture, de tableau en tableau guettée, inquiétée, harcelée. Lieu d'effondrement central, l'essentiel se passant à la périphérie de ce lieu. Désert.

 

 

Cette peinture ne figure pas le désert, n'en donne aucune image, ne l'exprime pas, mais en donne l'esprit. "Un désert mental, désert où la soif ne peut être assouvie à aucune oasis, où l'agoraphobie n'est pas géographique, mais psychique, où la lumière est aveugle et le soleil brisé. Je n'ai pas assez de mots pour dire ce que je tente dans ma peinture, sans doute parce que ce que je tente c'est cet impossible sans nom". (FB. Lettre à Alice Baxter). Est-ce de l'inconnaissable, de l'inconcevable mémoire du monde, dont l'artiste s'approche, sans jamais en cerner l'énigme ?

Pas la négation pure, pas un absolu d'absence. Mais un lieu bruissant, où passent des "rumeurs", frémissements de vide, clartés avortées, masses d'ombre.
 

Parfois, une allusion d'éclat laisse entrevoir l'envol... éros suspendu.
Parfois, un trou noir, halo cendré, annonce l'enlisement... éros englouti.
Entre ces deux pôles, des "fragments frissonnants" (2). 

Comme une pulsation du corps, d'un corps obscur, d'un immense corps désertique.

"Le lieu devrait être celui de l'oubli et de la mémoire défaillante, c'est-à-dire avec des accidents de lumière, des pointes de clarté vive, des trous d'ombre, des cassures - et où il se passerait des choses qui ne seraient pas annoncées..." (3) "des transports de lumière, des ombres noires, des tremblements d'étoiles" (4). Le murmure recèle une longue accoutumance à l'intense, au drame, et refuse d'en livrer la douleur scandaleuse. Sans épanchement et sans emphase, les couleurs ne déclament rien. Elles ne racontent aucune histoire, ne décrivent aucun spectacle, ne divulguent rien de leur traversée dans la vie du peintre. La couleur soufflée à voix basse en un lent soliloque, expire en cris étouffés, en stridences informulées, propagés de loin en loin dans la houle du silence. "N'entendez-vous par cette voix épouvantable qui hurle de tout l'horizon et que l'on appelle d'ordinaire le silence?" (5). Ce qui ne peut être dit, ce qui se devine dans l'excès tumultueux du silence, saisissable au regard du sourd, est absorbé d'écho en écho dans la mutité de ces tissus gorgés de vide, les touffes obscures de l'espace peint. Éclats voilés, rumeurs... qui dépersonnalisent, dissolvent l'identité, brouillent les pistes, et appellent au non-sens, dans l'impossible de tout repère, de tout déchiffrement. Aucune certitude. La rumeur allie la fugacité de l'éclair à une opacité de brume. Il y a seulement des "on -dit" chuchotés - amnésies flottantes - dont le porte-à-faux est plus vrai que le vrai. "Si nous n'en comprenons pas le langage, nous en entendons la voix" (6). Elle seule suffit. Elle seule importe. Car cette peinture ne cherche aucune justification dans le monde, ne donne aucune preuve de vécu. Défaisant le monde des réalités, elle entrouvre le monde des possibles, des utopies, en percée fulgurante ou porte dérobée. Ce qui se réalise dans cette peinture, et ce qui s'irréalise dans la poésie, le rêve ou la mystique, se rejoignent en ces lieux de grande altérité.

 

Labyrinthe éclaté, morceaux d'espace sans préexistence d'un tout grand ordonnateur. Lambeaux de rêves vacants. Ce que l'on frôle aux abords du sommeil, où le tangible et l'intangible s'embrouillent en vastes coulées de somptueuses grisailles. 

 

Le courant de la pensée se trouve soudain suspendu, porté par d'interminables ondes colorées, avalé dans une mouvance hypnotique dont le tableau détient le secret. On ne sait pas à quel moment on cesse de regarder pour commencer à voir. On ne sait pas quand ni comment a lieu la chute, la plongée ou l'envol. On ne sait pas si le corps est en état de gravitation ou d'enlisement. Le vertige ravit à soi-même le corps déambulatoire. Comment rester debout, au centre du silence, sans vaciller dans son abîme? Aux confins du sommeil, le corps tangue. Balancement de la marche dans le désert, désertion perpétuelle, où l'on désapprend à chaque pas. D'abord, et enfin, la parole perdue. Le désert est le lieu de la parole vaine, où s'aveuglent les mots à l'incendie solaire. Brûlés, calcinés par la radiance noire. Seul, le souffle tient en vie, dans ces laps d'infinis déracinés, sans latitude. Voyageur somnambule, le regard a quitté le monde, n'entre plus nulle part, est entré dans le nulle part au monde, pour ne plus jamais terminer ce geste de venir.

 

Alice Baxter